"Ni armes, ni violence et sans haine"
- Margaux
- 2 sept. 2016
- 7 min de lecture
Aujourd'hui j’ai envie de partager avec vous un roman (ou une non fiction ?) qui m’a particulièrement marqué. Bon c’est vrai ... ce n’est pas trop d’actualité puisqu’il est sorti originellement en 2013 mais la littérature ne se traite pas vraiment comme de l’info en continu donc bon ça passe.
Il s’agit de Sulak de Philippe Jaenada. Comme son titre l’indique, ce livre est centré sur l’histoire de Bruno Sulak : un braqueur qui fait preuve de panache, d’élégance mais aussi d’humour tout autant dans ses casses spectaculaires que dans ses évasions. Petit rappel : il était tout de même l’homme le plus recherché des années 1980 en France. Aussi fulgurante qu’extraordinaire a été son existence, sa fin l’a été tout autant. Sa vie ne s’est pas conclu en douceur (oui car la mort est douce par nature c’est bien connu non ?) et s’est achevée sur de nombreuses questions qui resteront probablement sans réponse. Tout comme son existence a pu être controversée, sa mort suscite encore la polémique.

Le livre débute non pas par l’histoire de Bruno Sulak mais bien par celle de son grand père puis de son père, leurs vies ayant menés et expliquant d’une certaine façon en partie la sienne. Jaenada nous amène en effet à penser qu’en dehors des hasards du destin, ce qui l’a peut être conduit à la dérive c’est aussi le fait de poursuivre les révoltes enfouies et silencieuses de ceux qui l’ont précédé.
Nous découvrons donc Bruno depuis l’enfance, par ces ancêtres, mais également le début de vie des principaux protagonistes de l’histoire qui va suivre.
Tout d’abord les amis et complices :
Steve : un yougoslave qui deviendra boxeur et jouera au côté de Belmondo un rôle de flic (n’est ce pas magnifiquement ironique ?) dans Le Professionnel. Il côtoiera pas mal de beau monde avant de prendre la tête du milieu criminel yougoslave de Paris dans les années 70-80.
Drago : un serbe orphelin de mère (tué par son propre père) qui débuta comme beaucoup sa carrière par des petites magouilles et vols à l’étalage. Il s’engagera ensuite dans la Légion étrangère où il rencontrera Bruno.
Puis vient La Grande, alias Thalie : une brune aux yeux bleus dont le père italien, qui ne rigolait pas avec l’éducation, l’enverra en pension dans un collège privé catholique. Lieu où ses envies de liberté, de mouvement, de frivolité sont quelques peu réprimées. Elle sera pour Bruno son grand amour et la complice de nombreux braquages.
Enfin, il y a bien sûr Bruno Sulak : un enfant doué en tout, qui fréquentera, par ennui de l’école, des petits voyous à Marseille. Bruno le légionnaire modèle, le gangster et braqueur en tenue de tennis, le roi de l’évasion était en fait un adepte de la non-violence. Le message inscrit sur le mur du coffre de la Société générale de Nice en 1976 par Albert Spaggiari : «Ni armes, ni violence et sans haine» résume plutôt bien je crois sa vision des braquages.
On croise également régulièrement le commissaire Georges Moréas qui poursuivra assidûment Sulak et parviendra même une fois à ses fins.
Leurs récits s’entrecroisent au fils des chapitres jusqu’à leur rencontre.
La trame de l’histoire joue clairement sur le tragique bien que l’ironie de l’auteur apporte quelques touches de légèretés à cette tragédie. On se prend d’affection pour ces personnages tout comme l’auteur qui ne cache pas sa tendresse vis-à-vis des principaux protagonistes. Son regard souligne les hasards qui peuvent faire basculer une vie et changer un destin. Ainsi Sulak aurait très bien pu être flic tandis que Moréas aurait tout aussi bien pu être un gangster. L’auteur souligne ces points de bascule par l’écriture de mini scénarios qui montrent ce qu’aurait pu devenir Bruno sans la survenue de tel ou tel événement fortuit.
« La vie de gangster de Bruno Sulak commence ici. C’est comme ça. Il en aurait été autrement si ce qu’on lit dans la presse paresseuse était vrai. Par exemple :
STANISLAS SULAK EST PÂTISSIER
Pâtissier à Trets, ça peut rapporter. Les gens aiment autant les gâteaux dans les villages que dans les grandes villes. Et il y a moins de concurrence. C’est ce que dit à Stanislas un voisin belge de bonne volonté, retraité en manque d’action, ancienne gloire de l’éclair au café et du paris-brest, qui se fait un plaisir de lui apprendre le métier. « Le seul pâtissier du coin est un tocard qui dégoûterait un cheval de la tarte aux pommes. Tu as toutes tes chances, petit. » Stan laisse tomber la culture de l’ail et du melon, emprunte un peu d’argent, ouvre une pâtisserie, Au petit légionnaire ou Au roi des Belges en hommage à son maître, et gagne correctement sa vie. Pas besoin d’aller tenter le diable à Marseille, dans l’univers redoutable de la tapisserie. Bruno passe son adolescence à Trets. Il s’ennuie à l’école, évidemment, il se renferme et passe des heures dans les arbres, ce qui inquiète un peu ses parents, mais il ne devient pas chef de bande et ne vole pas de mobylettes. Après son bac, obtenu de justesse, il s’engage dans le 21e régiment d’infanterie de marine, à Fréjus, au moins on n’a pas à se poser trop de questions, puis rejoint le célèbre bataillon de Joinville, comme bien des sportifs avant lui, car seul le sport lui apporte les sensations qu’il recherche. Il se consacre au cyclisme, remporte facilement ses premières courses régionales, une étape du Tour du Vaucluse, le Grand Prix de Plumelec, puis deux Tours de France consécutifs. Il trouve ensuite une place de consultant sportif sur Eurosport ou France 2, pour terminer en douceur. Ça n’a pas été sa vie (du tout), mais celle de Laurent Fignon.
Car Stanislas avait un voisin tapissier. »
Sulak, Philippe Jaenada, éditions Points, 2014, p 54-55
Il y a à plusieurs reprises dans le livre et notamment lors de l’un de ces mini scénarios intitulé « Le juge pour enfants n’est pas un crétin obtus » une forme de critique envers la justice ou plutôt envers certains hommes de justice qui par leurs décisions peuvent casser des hommes.
Le style de Philippe Jaenada se caractérise par un humour pince-sans-rire et le second degré mais aussi et surtout par l’usage immodéré des parenthèses (sur sa vie souvent) et digressions diverses et parfois improbables comme celle hilarante sur l’attaque de Jimmy Carter par un lapin tueur lors d’une partie de pêche en 1979 (p 141).
Sa voix, s’immisçant dans la narration, lui permet d’alléger l’histoire mais aussi d’une certaine façon en s’insérant dans celle-ci de montrer qu’il ne s’agit pas de quelque chose qui est enfoui dans le passé. En se plaçant en spectateur immergé, il apporte à cette histoire un regard d’aujourd’hui, relié à la société actuelle. Cela crée un certain détachement entre l’auteur et Sulak mais dans le même temps nourrit indirectement et éclaire les émotions de Sulak sous une lumière bien particulière.
Son écriture, parfois simple et presque proche d’un rapport de police dans l’évocation stricte des faits, n’en reste pas moins moderne notamment de par sa liberté dans l’emploi des parenthèses qu’il ouvre parfois plusieurs fois de suite (((on a une parenthèse dans une parenthèse) qui est elle-même dans une autre parenthèse) enfin bref vous comprenez le principe).
Ce livre, construit presque comme un thriller, est issu d’une enquête longue et fouillée. Les chapitres se succèdent, plus ou moins long selon le sujet abordé, et débutent régulièrement par des dates précises. Jaenada a bien ici un souci constant du détail. Il explique : « Je voulais juste rendre hommage à cet homme et dire précisément qui il était» bien qu’au-delà d’une certaine limite, on ne peut approcher la vérité d’un être. Avec Sulak, on assiste à une véritable évolution dans son écriture : il se consacre désormais à l’histoire des autres. Sa vie, devenue plus routinière, ne lui semble plus constituer une matière littéraire suffisamment intéressante (enfin ça c’est ce qu’il dit !).
Ainsi si quand cela le concerne il n’hésite pas à tricher un peu (il explique qu’il n’y a pas un seul de ses précédents romans qui soient réellement autobiographiques), il souhaite ici être honnête et surtout ne pas mentir. Il est à la recherche du vrai plus que de la vérité. Il ne veut pas s’échapper de la réalité c’est pourquoi il s’appuie sur des archives, des journaux d’époques, des dossiers de procédure d’instruction et des rapports de police. Il a retrouvé et contacté de nombreuses connaissances, amis mais aussi la famille de Sulak. Il incorpore parfois dans le corps du texte, en italique, des extraits des lettres que Bruno a écrites en prison (rassemblées par sa sœur Pauline dans un livre publié juste après sa mort).
Ce qui témoigne notamment que cette histoire n’est pas romancé est le fait qu’il n’y ait aucun dialogue dans ce livre qui ne soit véridique : les rares que l’on trouve sont ceux entre Sulak et Thalie et entre Sulak et Moréas. Les premiers ont été confiés à l’auteur par Thalie elle-même et les seconds correspondent aux conversations téléphoniques de Bruno après ses casses (enregistrés onde par onde, mot pout mot sur cassette).
Il me semble que l’auteur a su conserver la bonne distance vis-à-vis de ce personnage magnifique, de cet homme fascinant. Il dresse le portrait d’un homme intègre et non-violent, effacé des mémoires au profit de Mesrine, « L'homme aux mille visages », qui, lui faisait beaucoup moins dans la subtilité…
On referme ce livre nostalgique d’une époque et presque triste de quitter des personnages que l’on n’a, pourtant finalement, pas réellement connus. J’ai particulièrement aimé la fin que je trouve très belle.
Attention fake spoiler alert !!! (bon soyons honnêtes on sait malheureusement tous dès le début l’issu de cette histoire tragique).
Une fois n’est pas coutume je crois que je peux vous dévoiler un petit bout de la fin de l’histoire (si vous ne voulez pas lire je ne vous oblige pas, je vous le jure personne ne sera torturé) :
« Bruno a fait comme son argent et ses bijoux, le pirate s’est évaporé, avec Steve et Drago. Ou plutôt, il le disait à la fin du rêve prémonitoire qu’il a raconté dans une lettre à Johanne : Je me dilue. Dans l’air, dans la vie. Dans Paris, quand je vois une bijouterie, un commissariat, un hôtel, une jolie fille qui passe, une moto, la place de l’Opéra, je le sens : comme une trace de lumière, un peu d’or, sa présence diffuse - ce livre a peut-être fini par me taper sur le ciboulot. On n’est pas obligé de vivre ainsi ici, de vivre ainsi ailleurs. Je le vois, presque. Mon esprit me survole. L’image qui flotte dans les rues, ce n’est pas celle d’un pantin désarticulé qui tombe, du corps fracassé sur lequel on a refermé le cercueil, mais celle du jeune homme qui entre en tenue de tennis chez Cartier sur la Croisette, qui ouvre du champagne au milieu des gendarmes à l’héliport d’Issy-les-Moulineaux, celle du voleur qui glisse un diamant dans la main d’une belle cliente, du garçon qui embarque Thalie au passage sur le bord de l’autoroute, toujours.
Et moi, je suis devant mon écran, je termine cette histoire, je me sens léger, un peu vieux quand même – j’ai quarante-neuf ans, j’ai mal au genou gauche : il va pleuvoir ce soir ou demain. Je reste assis là, au milieu des journaux de l’époque éparpillés, jaunis, au milieu de tout ce papier sec à l’odeur particulière, l’odeur du temps qui a passé. »
Sulak, Philippe Jaenada, éditions Points, 2014, p 497-498

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